Art et socialisme

07.07.2016

En octobre 2012, la Jeunesse socialiste genevoise publiait son manifeste. Issu d'un long processus de réflexions et de discussions, ce manifeste aborde divers thèmes, non uniquement politiques, mais toujours selon une vision socialiste de la société. Un de ces thèmes a particulièrement retenu mon attention : il s’agit du chapitre 16, Culture. Il se divise en trois parties. La première affirme l’importance d’une culture participative et alternative au sein de la société en opposition à une culture bourgeoise et commerciale. La deuxième quant à elle est un appel à la sauvegarde de la lecture face à la domination de l’écran. On retrouve dans ces deux parties un discours assez classique que pourrait avoir un militant de gauche quant à sa vision de la culture. C’est la troisième partie qui est surtout intéressante. Nommé fonder une esthétique socialiste, elle propose aux militants socialistes de fonder un mouvement culturel centré sur la recherche d’une esthétique qui leur est propre. Ce point, quelque peu détonnant au sein de la pensée actuelle, est très intéressant à aborder, d’une part car il est en rupture avec la vision générale de la culture actuelle jusqu’à en faire sourire certain, d’autre part car il pose une question importante : quelle vision a-t-on en 2016 comme militant de gauche de l’esthétique socialiste ?
À l’origine
En premier lieu, à quoi pense-t-on spontanément quand on nous parle d’esthétique socialiste ? Très probablement à une fresque aux multiples travailleurs œuvrant ensemble dans les poses héroïques, aux couleurs à dominantes rouges, voir à une ou plusieurs figures du panthéon de l’histoire communiste. Une esthétique que l’on rattache aux œuvres produites dans les pays anciennement ou actuellement communistes comme l’ex-RDA ou l’actuelle République populaire de Chine et évidemment l’ex-Union soviétique. Cette esthétique porte un nom, le réalisme socialiste. Il apparaît dans les années 30 en URSS et sera exportée dans tout le monde soviétique presque tel quel. Jusqu’à la chute du bloc soviétique, le réalisme socialiste est l’esthétique officielle des pays de l’orbite socialiste ainsi que des partis communistes des pays occidentaux.
Pour comprendre l’origine de ce mouvement, il faut analyser le nom dudit mouvement : réalisme socialiste. Si l'on reconnaît facilement la volonté de rattacher son esthétique aux idées politiques du parti communiste avec le terme socialiste, le terme réalisme peut être un peu plus obscur pour quelqu’un qui n’est pas familiarisé avec les courants artistiques du XXème siècle. Le réalisme est un courant artistique né durant la deuxième moitié du XIXème siècle en France. Aussi bien un courant artistique que littéraire, ce mouvement vise à éviter le pittoresque ou l’exotisme dans ses œuvres pour ne garder que les faits bruts afin de se rapprocher au plus de la vérité absolue. Elle s’illustre en peignant les évènements de la vie quotidienne comme le travail des paysans ou les funérailles d’un inconnu. En littérature francophone, on pourrait citer les œuvres d’Honoré de Balzac tel que la comédie humaine, et dans une certaine mesure celle des naturalistes Emil Zola ou Gerhart Hauptmann dans le monde germanophone. Le réalisme va inspirer les artistes dans toute l’Europe, notamment en Russie avec le groupe des Ambulants. Ce groupe parcourt la Russie tsariste de la fin du XIXème siècle afin de sensibiliser la population rurale à l’art. Leur but étant de rompre avec l’élitisme de l’académie des beaux-arts pour créer une esthétique qui représente le peuple, aussi bien figurativement qu’idéologiquement. Ce mouvement va pleinement inspirer le réalisme socialiste dans son idéologie populaire. Pourtant l’URSS a connu un autre mouvement officiel avant le réalisme socialiste.
Exemple de peinture du mouvement ambulant, en lieu et place des héros mythologiques ou des tsars, ce sont les populations les plus pauvres qui sont peintes ainsi que la dure vie sous la Russie tsariste. Viktor M. Vasnetsov, Moving House, 1876, Huile sur canvas, 53 × 67 cm, Tretyakov Gallery, Moscow.
Le constructivisme
En 1917, la révolution russe renverse complètement les institutions culturelles tsaristes. L’académie des beaux-arts n’a plus le monopole du monde de l’art et l'on assiste à un bouillonnement créatif en Russie. Fortement inspirés par les mouvements d’avant-garde par exemple dada, les artistes testent plusieurs formes de créations. De ce bouillonnement va surgir un mouvement que l’on appelle le constructivisme. Fortement inspiré du futurisme italien, mouvement qui rejette l’idéalisation du passé, le constructivisme utilise les nouvelles technologies, telles que la photographie, comme support de création. Avant d’être belle, l’œuvre doit être forte et percutante. L’œuvre est un support polysémentique qui doit pousser à la réflexion et à l’analyse. En Europe occidentale, on connaît ce courant via les œuvres de Vassili Kandinsky notamment. Ce mouvement sera, dès 1917, l’esthétique officielle du parti et présentée à l’étranger comme art de l’Union soviétique jusqu’en 1923 et l’arrivée de Staline au pouvoir.
La photo fait partie des nouveaux supports des constructivistes, ici l’image de Lénine est multipliée pour observer les quatre points cardinaux. Gustav Kulcis, Hommage à Lénine, photomontage, 1924.
Le réalisme socialiste
Un art «du peuple et pour le peuple», tel est un des fondements du réalisme socialiste. Exit le style constructiviste compliqué, désormais on fait dans le figuratif. Comme vu plus haut, le réalisme socialiste puise ses inspirations dans le mouvement ambulant russe. Son credo est de montrer la vie courante dans un monde socialiste. Un monde idéalisé par la propagande soviétique. Ainsi ce ne seront plus les paysans misérables de la Russie tsariste qui seront peints, mais de courageux travailleurs œuvrant ensemble pour la révolution. Dès 1923, le réalisme socialiste devient le style officiel de l’Union soviétique et par extension de tous les pays se trouvant dans le giron communiste.
Ce changement de doctrine artistique officielle est accompagné d’une mise à l’écart des artistes communistes ayant une autre vision de l’art, ainsi à la troisième exposition nationale de Dresde en mars 1953, le jury remplace tous les peintres est-allemands par des artistes inconnus qui suivent les consignes de Moscou. En occident, le réalisme socialiste est perçu comme un exemple des dérives autoritaires de Staline et par extension des dérives liberticides du communisme. En opposition, le monde occidental va proposer une autre vision de l’art. Bien plus qu’un idéal esthétique, cette vision reflète une vision économique de l’art.
La photo fait partie des nouveaux supports des constructivistes, ici l’image de Lénine est multipliée pour observer les quatre points cardinaux. Gustav Kulcis, Hommage à Lénine, photomontage, 1924.$
Un art capitaliste
Au XXIème siècle, si l'on se demande où se trouve l’innovation de l’art mondial on pense en grande majorité à New York. En tant qu’artiste si vous brillez à New York, vous brillez dans le monde entier. Ce statut de capitale de l’art est historiquement assez récent pour la ville. Elle est notamment due à la volonté de riches mécènes américains du XXème siècle, comme Peggy Guggenheim, mais pas seulement.
Jusque dans les années 50, Paris était la capitale mondiale de l’art. Picasso et Dalì viennent vivre dans la capitale française, même les Américains Man Ray ou Heminguay créent une bonne partie de leurs œuvres à Paris. La Seconde Guerre mondiale fera fuir ces expatriés. Coupé de leur modèle parisien, les États-Unis vont développer leur propre esthétique en partie inspirée par la toute nouvelle société d’hyperconsommation qui fleurit aux statues dès la fin de la guerre. Va naître alors le Pop art qui s’amuse avec les codes de la culture populaire occidentale, dont les représentants sont Roy Liechtenstein ou encore Andy Warhol.
Au lendemain de la guerre, l’Europe reçoit massivement les aides à la reconstruction d’outre-Atlantique. Le plan Marshall au même temps qu’il permet la reconstruction de l’Europe va servir à diffuser massivement les produits «made in USA» à travers le Vieux continent, et parmi ces produits se trouve l’art étatsunien.
À priori, s’il peut paraître surprenant de considérer une œuvre d’art comme un bien de consommation au même titre qu’une voiture ou un aspirateur, la promotion du pop art en Europe est faite de façon à inonder le continent avec ses œuvres. Expositions organisées simultanément dans tous les grands musées d’Europe, participation aux divers évènements culturels avec l’ambition de gagner tous les prix possibles afin de pouvoir profiter de la renommée pour vendre leurs produits. Un exemple de cette mentalité étant le rapatriement en urgence de toutes les œuvres présentes en Europe du peintre pop art Robert Rauschenberg, lauréat de peinture à la Biennale de Venise de 1964, vers l’ambassade américaine de Venise pour qu’elles puissent être mise à disposition des acheteurs le lendemain sur le marché de la Biennale.
Un autre exemple de ce mode de pensée capitaliste que domine le monde de l’art occidental d’après-guerre est la création de Art Basel en 1970 afin de pallier la disparition de la vente d’œuvre à la Biennale de Venise suite au scandale de Rauschenberg. Cette fois-ci, plus besoin de mise en scène ou de thème, Art Basel existe uniquement pour pouvoir vendre ses œuvres. Art Basel qui est actuellement une des références mondiales dans le domaine de l’art.
Ce modèle qui prône un art mercantile a été mis en avant par le monde capitaliste pour le représenter. D’un point de vue idéologique, il s’oppose au contrôle de la création par l’état et glorifie la liberté de création. Malheureusement avec ce système, l’artiste est obligé de vendre son art pour survivre et donc de plaire à ceux qui ont les moyens d’acheter ses œuvres. L’art n’a plus qu’une vocation commerciale et les artistes ne remettent plus en question leurs créations de peurs de disparaître
Et maintenant ?
Avec tous ces exemples en tête, nous pouvons en partie appréhender la question de l’art d’un point de vue socialiste. Quelle forme d’art veut-on ? Une reprise des motifs soviétiques qui finalement constitue une partie de notre identité ? Ou alors joué de la modernité en intégrant des références qui sont communes à notre génération ? Soyons clairs, nous sommes pour la grande majorité des Jeunes socialistes nés dans une société hyper-consumériste. Nous n’avons pas connu la Guerre froide et nous n’avons pas vécu la propagande des deux blocs. Pour la plupart, nous avons grandi durant une des périodes les plus aliénantes du point de vue culturel. Néanmoins, nous avons remis en question la vision actuelle de la politique. Cette même remise en question doit être appliquée au monde de l’art.

Pablo Gabriel

Membre de la jeunesse socialiste vaudoise

Pour aller plus loin
Si le sujet vous a intéressé, voici une petite collection d'ouvrage pour aller plus en profondeur dans le sujet.
Manifeste de la Jeunesse socialiste genevoise, http://js-geneve.ch/?page_id=14
BAUDIN, Antoine, Le réalisme socialiste soviétique de la période jdanovienne (1947-1953), Bern, P. Lang, 1997.
HELLER, Leonid, Nécro-, rétro-, ou post? Modernismes, modernité et réalisme socialiste, 1992.
KAZAKOVA, Ekaterina, Les enjeux socio-politiques et culturels de la Biennale de Venise 1964-1976, Université Pierre Mendes-France, Grenoble, 2014
ROBIN, Régine, Le réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
Samai Cédlar, L’Aparté #3- Gustav Klucis et Papers please, 2015
https://youtu.be/yx77npwE8RY