La social-démocratie suisse et la maladie des gens du bien

15.02.2018

A près de deux mois du congrès du Parti socialiste français (ci-après : PSF) qui souhaite retrouver un second souffle, il est nécessaire, en tant que Jeunesse Socialiste Suisse (JSS), d’analyser dans quelle mesure le Parti socialiste suisse (PS Suisse) se différencie de son voisin hexagonal.
Suite à leur défaite électorale de 2017, un long processus de droitisation interne a fini de se cristalliser au sein du PSF, rendant le parti plus proche que jamais d'un bloc bourgeois dirigé par le président français Macron. Ce processus est à éviter à tout prix en Suisse et nous en sommes heureusement encore loin. Nous nous devons de prendre une direction radicalement différente de ce social-libéralisme nauséabond. Battons-nous pour imposer une ligne résolument socialiste et pour ce faire, soyons conscient-e-s de ce qui est à éviter dans nos rangs. L’article ci-dessous propose des pistes de réflexion intéressantes, telles que la théorie des gens du bien, débat présent aussi en France : https://www.youtube.com/watch?v=tm7LuDPS7OU.

La social-démocratie suisse et la maladie des gens du bien
Dans un précédent article, publié sur le site de la JSS, j’avais analysé du point de vue historique et systématique les origines de la déchéance du Parti socialiste français (PSF). Celle-ci a été récemment confirmée dans les urnes, lors des élections présidentielles, par le faible score du candidat PSF, avec un peu plus de 6 % des suffrages exprimés. J’avais également développé une réflexion, la « Théorie des gens du bien »[i], expliquant la chute du PSF. Cette « maladie » n’épargne aujourd’hui malheureusement pas le Parti socialiste suisse (PS Suisse). Mon camarade François Clément avait opposé à mon analyse théorique le mythe de l’homme providentiel comme origine de la déchéance du PSF[ii]. Par la suite, il avait décrit comment le mythe du consensus dominait la politique suisse et le PS Suisse. Cependant, une autre approche me parait plus pertinente pour analyser la politique du PS Suisse. Au travers de cet article, je vais préciser les différences et les similitudes entre un parti construit (comme le PSF) et le mouvement social-démocrate (représenté par le PS Suisse) à travers un prisme historique. Je tiens à préciser qu’il est question de mouvement lorsque je parle de social-démocratie, et non de l’idéologie précise qu’elle représente (soit la mise en place de la démocratie dans l’ensemble des processus sociaux).
Le consensus ouvrier : base de la social-démocratie
Alors que les toutes premières petites usines se développaient en Suisse, la société du Grütli est fondée à Genève en 1838. Celle-ci, organisée en cercle de discussion politique, réunit les premiers leaders ouvriers, les artisans et les fonctionnaires. Ils sont exclus de la vie politique du pays par la classe dominante. Ils développent ensemble une conscience politique, et chaque groupe se rend compte de la place qu’il occupe dans le système capitaliste et son état bourgeois naissant. Après plusieurs années de discussion, la société du Grütli formule des demandes, comme la création d’assurances sociales et chômage. En 1864, des théoriciens socialistes fondent la section suisse de l’International Socialiste. La société du Grütli sera ensuite présente le 21 Octobre 1888 avec l’Union Syndicale Suisse, à Berne, lorsque le Congrès Ouvrier Suisse fonde le Parti socialiste suisse. Elle fusionnera complètement avec le PS Suisse en 1901.
Le Parti socialiste suisse nait donc de la fusion de syndicats ouvriers, de socialistes maitrisant la théorie (souvent issus de la petite bourgeoisie révolutionnaire) et de cercles de discussions politiques (contenant des ouvriers et des représentants de la classe moyenne). La naissance du PS Suisse arrive au moment où ces différents groupes retiennent la nécessité de créer un grand parti social-démocrate, afin que le mouvement ouvrier continue de progresser. Les théoriciens socialistes éprouvent la nécessité de la diffusion de leurs idées dans le prolétariat, afin d’aboutir à l’union de celui-ci. Les syndicats, quant à eux, veulent s’ouvrir à une vision politique globale qui lutte autant contre l’état bourgeois, son système répressif et son exclusion des ouvriers de la vie politique, que pour de meilleures conditions de vie. La fondation du PS Suisse caractérise la création d’un grand parti social-démocrate comme le SPD (parti social-démocrate allemand). On y observe une progression continue du mouvement ouvrier qui doit aboutir à une fusion des théoriciens socialistes avec des ouvriers défendant leurs conditions de travail. Ainsi, l’essence même du mouvement social-démocrate est le consensus entre ouvrier et théoricien. Très vite, nous retrouvons différentes visions et tendances au sein de la social-démocratie. Il y a les « trade-unionistes », qui veulent uniquement améliorer concrètement les conditions de travail des ouvriers ; ceux-ci restent fermés aux théories marxistes d’analyse du capitalisme et de ses rapports de production. Nous trouvons également les marxistes, se divisant en membres plus ou moins révolutionnaires. Cet immense mouvement social-démocrate, né du consensus ouvrier, va devenir ainsi une grande école de vie et de théorie politique pour les travailleurs et travailleuses. La présence de ceux-ci dans le mouvement est également un fondement de la social-démocratie. Il n’y a pas de parti social-démocrate sans une large base ouvrière qui en fait un parti de masse.
La formation théorique comme continuité de la social-démocratie
L’union étant réalisée de manière spontanée et naturelle, la formation et la discussion théorique vont mélanger conditions de vie et système politique : le jour de sa fondation, le PS Suisse analyse que la démocratie économique est plus importante que la démocratie politique, car sans démocratie économique, aucune réelle démocratie politique ne peut s’exercer. Il va ainsi promouvoir la mise en place d’une économie à base communiste, prônant la redistribution des richesses et la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme (cf programme du PS Suisse de 1904[iii]). Grâce aux bibliothèques socialistes gérées par le PS Suisse et les cercles de discussions, celui-ci maintient une bonne formation à base marxiste de ses membres et notamment de ses cadres. La présence de bons analystes fait que le PS Suisse garde une opposition permanente à la première guerre mondiale, concluant que celle-ci est causée par la recherche de nouveaux marchés par les capitalistes français et allemands. Cependant, la base théorique ne suffit pas lors de la grève générale de 1918 pour compenser les erreurs stratégiques et la frilosité de nombreux dirigeants du PS Suisse (Je développerai cet aspect lors d’un prochain article.). Les différentes tendances des membres du PS Suisse restent ainsi présentes au cours du 20e siècle, mais sans délimitations claires, sans oppositions nettes. L’union et le consensus ouvrier sont supérieurs à la division, la formation maintient une ligne politique compréhensible comprenant une vision à long terme : le dépassement du capitalisme en rejetant le stalinisme ou marxisme révolutionnaire. On évite ainsi les zigzags politiques.
Après la seconde guerre mondiale, le rapport de force est plus favorable aux employés. Les membres de la direction du PS Suisse savent ceci grâce à la formation dont ils ont bénéficié par le passé. Il s’agit d’un cycle A de Kondratiev : après la guerre, l’Europe est à reconstruire. Grâce à ses usines épargnées par les bombes, il y a une forte demande de produits suisses. La demande européenne ne peut pas être comblée par l’offre sortant des usines, le monde se retrouve donc en quasi sous-production. Dans de telles conditions, les entreprises ont une forte demande de main d’œuvre qu’elles arrivent à peine à combler. Le travail fait par les ouvriers est absolument vital pour assurer le revenu des capitalistes. Ils peuvent donc accepter une diminution de la plus-value et améliorer les conditions de travail (comme une augmentation de salaire, une création d’impôt pour payer l’AVS ou l’AI...). La demande de produits est tellement élevée qu’il est préférable d’avoir une usine en production avec des ouvriers bien payés qu’une usine en grève. Les capitalistes ne veulent pas se priver de parts de marché. Ces conditions permettent l’obtention de nombreuses conquêtes sociales jusqu’à la fin des années 1990.
Le Parti socialiste français, une négation de la social-démocratie
L’ancêtre du PSF est la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière), elle a été fondée en 1905 par la fusion de différents mouvements se revendiquant tous du socialisme. On retrouve donc l’union entre le Parti Ouvrier français de Jules Guesde (parti initialement proche de Marx et Engels), les Socialistes Indépendants de Jaurès (qui participent parfois aux gouvernements de droite et viennent du radicalisme républicain), les blanquistes du Parti Socialiste Révolutionnaire (socialiste libertaire) et les allemanistes (socialistes voulant des réformes immédiatement au niveau communale). Cette alliance a été pilotée depuis la IIe Internationale qui voulait l’existence d’un grand parti socialiste en France. La division en 4 partis (voire plus) du socialisme français a affaibli l’Internationale Ouvrière dans sa tentative de construction du socialisme mondial. Historiquement, la France faisait partie des pays industrialisés et a vu son nombre d’ouvriers augmenter, voire rattraper ceux d’Angleterre et d’Allemagne. Et ceci sans grand parti social-démocrate unifié. Ainsi, la France n’a pas un parti socialiste qui s’est uni dans le processus évolutif de la social-démocratie mais plutôt dans l’organisation extérieur internationale. Nous ne retrouvons pas un consensus ouvrier vu comme nécessaire par les différents groupes pour faire progresser le mouvement ouvrier, mais cette pression extérieure qui dit « unissez-vous car ce sera mieux ». Le socialisme français avait déjà développé différentes idéologies et organisations distinctement séparées ; ces séparations strictes limitaient l’union naturelle dans un grand mouvement social-démocrate. Le rapprochement idéologique entre le radicalisme républicain et les prémices du socialisme peut expliquer cet état de fait. L’arrivée de leaders avec une formation radicale a permis de mieux structurer le mouvement dans une perspective réformiste et parlementaire. Cependant les expériences « trade-unioniste » et l’influence des théoriciens marxistes ont été diminuées par la mise en place de la structure réformiste.
Par conséquent, il est difficile de comparer historiquement le PSF avec le PS Suisse. L’un est influencé par de grands orateurs venus du républicanisme (Jaurès, Mitterand...), l’autre est social-démocrate. Il est donc dans l’essence même du PS Suisse de chercher un consensus interne, indépendamment de quelque mythe du consensus suisse (si celui-ci existe). Le PSF se basait toujours sur de bons orateurs au style « républicain » avant la présence de la Ve république et de son homme providentiel présidentiel. C’est l’accumulation d’autres facteurs qui expliquent son actuelle déchéance (cf. « la théorie des gens du bien »). L’analyse marxiste de la société nous a appris à ne pas nous contenter de réflexions avec de simples particularismes culturels mais à prendre en compte l’histoire et les conditions objectives. Nous devons rester maîtres de l’histoire, des conditions et de l’analyse pour proposer une ligne politique claire et non des propositions floues.
Changement de cycle de Kondratiev
Entre la fin des années 70 et le début des années 80, l’économie capitaliste européenne est sortie du cycle A de Kondratiev et est entrée dans le cycle B. Durant cette phase, le travail est peu valorisé en raison d’une surproduction et d’un affaiblissement de la demande. A la fin du cycle A, de nombreuses entreprises fabriquaient des produits de qualité similaire en immense quantité, au-delà de ce que la demande pouvait absorber. La diminution de la consommation a fait chuter le profit des entreprises qui refusent alors toutes les améliorations de salaire ou de condition de vie des ouvriers. Elles diminuent plutôt les salaires des ouvriers pour compenser la chute des profits et pouvoir continuer de nourrir les actionnaires de dividendes. Cette chute de salaire introduit une nouvelle diminution de la consommation. L’économie capitaliste délocalise alors la production, ce qui aggrave encore plus la surproduction mondiale (ou sous-consommation selon le point de vue), car la consommation diminue avec la généralisation du chômage. Elle cherche également de nouveaux marchés. Globalement, le travail productif est dévalorisé et l’économie mondiale passe à la financiarisation : c’est le capital et son investissement qui devient valorisé. Ainsi les intérêts et les dividendes augmentent, les salaires diminuent, la classe dominante ne compte que sur les investissements de capital pour augmenter celui-ci.
Présent et avenir de la social-démocratie suisse
Nous avons vu que l’histoire du PS Suisse lui a permis de trouver des consensus internes dans l’intérêt des employés et d’être également un parti de masse. Cependant, il ne faut pas tomber dans le mysticisme historique : le PS Suisse a incontestablement fait des erreurs stratégiques et analytiques ; grève générales de 1918, interdictions du PCS et de la JSS en 1941, attitude ambivalente vis-à-vis de la participation au Conseil fédéral...
Grâce à une transformation économique de la petite industrie vers les services, dans les années 1970, la Suisse n’est touchée par le changement de cycle de Kondratiev que dans les années 1990-2000. La social-démocratie ne peut désormais plus obtenir des améliorations de conditions de vie à moindre frais à l’aide d’initiatives (perdues), de menaces de grève ou de référendums. Le PS Suisse promettait un progrès social continu tant que le parti mobilisait ses forces parlementaires et les directions syndicales. Le parti avait longtemps abandonné l’idée d’une prise de pouvoir politique et économique par la social-démocratie. La machine à réforme continue s’est grippée sans que la direction du parti n’ose rompre avec la paix du travail. Un manque d’analyse claire de la situation du capitalisme, favorisé par un relâchement de la formation théorique, bloquait le PS Suisse. Le Parti socialiste refusait de se transformer en parti ne servant qu’à la défense des acquis sociaux mais il voulait continuer d’avancer, il a abandonné la défense des employés comme axe de lutte principal, et s’est donné comme nouveau leitmotiv la défense du progressisme et des minorités opprimées. Auparavant, les minorités étaient défendues dans un contexte d’exploitation global et le PS Suisse était déjà le seul grand parti à en faire sa cause. Cependant, dès les années 2000, cela est devenu une très grande cause et nous avons oublié la construction du paradis sur terre pour les travailleurs. Progressivement les théoriciens socialistes prônant l’union du prolétariat mondial se sont transformés en une armée d’« universitaires » expliquant à ces mêmes travailleurs qu’ils sont parfois xénophobes, machistes et conservateurs.
Dans ces conditions, les nouveaux membres du parti l’ont rejoint pour le « bien » qu’il représentait et non la « lutte » qu’il avait été. Comme je l’avais expliqué, le « bien » est une valeur immatérielle et relative aux conditions interne et externe d’un parti. Une armée de gens du bien, voulant agir pour faire le bien autour d’eux, sont manipulables et peuvent changer radicalement d’opinion dès que les conditions changent (cf. « Théorie des gens du bien »i). Leur morale du bien n’est pas définie par les conditions matérielles dans lesquelles elle a été formulée. Ce « bien » désire se mettre au-dessus de toute réflexion et idéologie politique en transcendant ceux-ci. Il s’agit d’une morale qui se veut invariable, ne reconnaissant pas qu’elle est le produit d’un développement social historique et passé, qui sert l’intérêt de dirigeants opportunistes. Paradoxalement, le « bien » issu de cette morale peut changer rapidement. Dans le contexte des années 2000, le bien est représenté par la défense du progressisme. Depuis les années 2010, le PS Suisse cultive le mythe de la gestion raisonnable du pays comme culture du bien, d’ailleurs certaines prises de position du PS Suisse peuvent être comprises dans cette perspective. Prenant de l’importance par leur nombre, les gens du bien se confondent avec le parti et forment petit à petit sa colonne vertébrale bureaucratique. Ainsi nait le « socialisme alimentaire » pour le bien : je travaille pour le parti et pour le bien, je mange grâce à ça et je n’enclenche aucune critique contre la ligne de mon parti ou le « bien ».
Conclusion
Par son histoire, le PS Suisse est un mouvement social-démocrate typique qui a réuni différents groupes dans un consensus. Il est également un parti de masse, condition essentielle à la social-démocratie. On ne peut donc pas le comparer avec le PSF qui a été le résultat d’une fusion désirée à l’internationale. Grâce à une formation social-démocrate continue durant le 20e siècle, le PS Suisse a su gérer le cycle A de Kondratiev et obtenir de nombreuses conquêtes sociales. Lors du passage au cycle B, le Parti socialiste suisse n’a pas su mettre fin à la paix du travail pour relancer la politique de lutte des classes et n’a pas osé relancer ouvertement cette dernière. Il a choisi de changer d’objectif primaire et d’étendard de lutte en défendant le progressisme.
Aujourd’hui, le PS Suisse est également atteint par la « maladie » des gens du bien, et celle-ci se mélange à la bureaucratie. Le Parti est protégé pour l’instant par son passé et son lien avec les travailleurs. Pour éviter la progression de la maladie, le parti doit généraliser les formations théoriques de qualité pour offrir une base solide à ses nouveaux membres, et ainsi éviter les possibles zigzags politiques en fonction d’un changement de conditions intrinsèques et/ou extrinsèques. Le Parti socialiste suisse a un avenir et il passe par une formation, une analyse des conditions et le courage de discuter du marxisme. Laisser les gens du bien sans formation revient à offrir une mort lente au parti.
Brice TOUILLOUX


[i] https://www.juso.ch/fr/blog/2016/12/20/la-theorie-des-gens-du-bien-comment-le-parti-socialiste-francais-en-est-il-arrive-la/
[ii] https://www.juso.ch/fr/blog/2017/01/27/la-france-les-gens-du-bien-et-les-hommes-providentiels/
[iii] https://www.sp-ps.ch/sites/default/files/documents/1904_parteiprogramm_f.pdf